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À la recherche des communautés du haut Moyen Âge

À la recherche des communautés du haut Moyen Âge : formes, pratiques, interactions (VIe-XIe s.)

La question des communautés médiévales a donné lieu à de multiples travaux, le plus souvent focalisés sur la fin du Moyen Âge ou sur les communautés englobantes comme les peuples barbares ou la Chrétienté. Le but était ici de privilégier les petites communautés qui reposent sur des pratiques communes à une échelle locale ou régionale, car la véritable question est celle du paradigme qui remet en cause l’existence même de « communautés » dans les sociétés du haut Moyen Âge : on a pu soutenir que seules les transformations propres au bouleversement des Xe-XIIe siècles expliquent la floraison de formes communautaires se développant à la fin du Moyen Âge. C’est pour reprendre cette question qu’a été mené ce programme de recherches soutenu par l’École Française de Rome, avec des universités françaises : Paris1-Panthéon-Sorbonne, Littoral-Côte-d’Opale, Lille, Arras mais aussi italiennes : Ca’Foscari à Venise, Padoue, Roma Tre, et allemande : Eberhard-Karl à Tübingen. 

Nous sommes partis « à la recherche des communautés du haut Moyen Âge » dans un cadre chronologique et géographique très large, en privilégiant des approches thématiques afin de mettre à jour les ressorts qui amènent à « faire communauté ». Si la notion de communauté véhicule la référence à une manière de vivre ensemble, caractérisée par la solidarité entre les membres du groupe et favorisant le maintien de la paix sociale, c’est qu’elle renvoie à un ensemble conçu comme une construction idéal typique, pensée par la sociologie allemande de Weber et Tönnies. Toutefois, nous n’avons pas voulu forger une nouvelle définition rigide, mais plutôt proposer des critères et des angles d’approche variés permettant d’appréhender les communautés dans toutes leurs dimensions.

Plutôt que de rechercher dans les textes les mots qui disent la communauté, nous avons défini un certain nombre de critères qui permettent de repérer des pratiques communautaires et une conscience d’appartenir à une communauté : un nom qui distingue la communauté ; un sentiment d’appartenance de la part des membres ; l’existence d’intérêts communs qui poussent les membres à coopérer, à partager des connaissances et des activités ; un « sens de l’engagement » par lequel les membres se sentent prêts à agir pour le bien de l’ensemble du groupe ; enfin, un lien privilégié avec des lieux particuliers.  

Beaucoup de communautés peuvent être identifiées grâce à des formes d’organisation tangibles : assemblées, chefs, obligations collectives, règles internes, etc.  Elles peuvent aussi être repérées grâce à des pratiques communes à l’ensemble ou à une partie significative du groupe, qui fondent son existence collective et les liens entre ses membres. Ces pratiques communes peuvent aussi s’accompagner de discours par lesquels les membres de la communauté disent comment et pourquoi ils ont quelque chose en commun : il y a communauté quand ses membres croient au fait de son existence et racontent comment elle s’est constituée. Il arrive enfin que certaines communautés bénéficient d’une définition légale, voire de privilèges explicitement reconnus par une autorité supérieure et consignés dans des chartes, mais c’est rarement le cas avant le XIe siècle. 

Parmi tous ces critères, nous avons largement privilégié la recherche des « communautés de pratiques » (selon l’expression d’Étienne Wenger) qui suppose la coopération d’agents d’un groupe en vue de la réalisation d’un objectif, et repose sur l’interaction et l’échange régulier d’informations, amenant à la prise de conscience d’une spécificité et d’une identité distincte. 

 

Pour y parvenir, nous avons commencé par explorer le cas singulier des groupes qui vivent sur les littoraux : il s’agissait là d’approcher les communautés à partir d’acteurs spécifiques en tenant compte de la nature des liens qui les unissent et des défis auxquels ils sont confrontés. Nous y avons pris en considération toutes sortes de communautés : d’habitants, cléricales ou monastiques, d’intérêts ou d’objectifs, afin d’approcher la vie communautaire dans les agglomérations littorales en croisant sources textuelles et archéologiques, et en considérant les horizons atlantiques, nordiques et méditerranéens. Le littoral a pour particularité d’être peu documenté par les textes dans des sociétés où les puissants représentent surtout une aristocratie terrienne : le discours sur le rivage comme lieu du désert et de la marginalité – au point qu’il peut attirer des communautés monastiques – construit une forme d’identité de la communauté. En revanche, les sources archéologiques mettent en évidence le rôle d’interface de ces communautés, qui ne sont pas du tout isolées mais plutôt des lieux d’échanges et de métissages des cultures. L’archéologie montre aussi comment « partager les bateaux » consiste aussi à partager des idées, des techniques et un mode de vie : l’étude des traditions navales éclaire ainsi la nature des communautés littorales. Les actes de cette rencontre, organisée avec l’université du Littoral-Côte d’Opale, sont disponibles : Alban Gautier et Lucie Malbos (éd.), Communautés maritimes et insulaires du premier Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2020 (HAMA 38). 
Nous avons ensuite abordé la question de l’action collective, d’abord dans le cadre de la réaction à une menace de tous ordre (politique, économique, culturelle, environnementale…) qui met en péril l’existence, la stabilité ou le statut du groupe. Cette réaction peut se comprendre comme un processus de réorganisation (re-ordering) qui correspond à trois temps : le diagnostic (qui impose une interprétation de la menace et donc une représentation dominante de la communauté), la communication orale et écrite de cette menace, enfin la mobilisation des ressources humaines, matérielles et idéelle pour parer au danger. Dans cette mesure, la menace structure l’action collective et la crise donne à voir la communauté en action. Cette rencontre a été menée en partenariat avec le SFB 923 de l’université de Tübingen « Bedrohte Ordnungen » : Geneviève Bührer-Thierry, Annette Grabowsky et Steffen Patzold (éd.), Les communautés menacées au haut Moyen Âge (VIe-XIe s.), Turnhout, 2021 (HAMA 42). 

 

GBT Les communautés menacées

 

Cette question de l’action collective a été reprise de manière plus large dans la rencontre que nous avons tenue à l’abbaye de Farfa en octobre 2019. En l’absence de cadres institutionnels stables pour la plupart des communautés de cette époque, leur existence même ne nous est souvent connue que par le récit de leurs actions. Mais encore faut-il se poser la question des modalités de l’action, du contexte et du but recherché. L’objectif était d’explorer tous les types de documentation en se concentrant sur plusieurs aspects : la relation à l’autorité (qui prend la décision d’agir ?), la structure interne du groupe et sa hiérarchisation, les formes et les types d’action communautaire, enfin la difficile question de l’interaction entre action commune, construction de l’identité et caractère durable de la communauté. Les actes de cette rencontre, organisée avec l’université de Roma Tre, sont en cours de publication aux éditions Brepols sous la direction de Geneviève Bührer-Thierry et Vito Loré, Agir en commun durant le haut Moyen Âge (VIe-XIIe siècles).

Une autre dimension essentielle est celle de la mémoire des communautés. Parmi les critères de définition figurent non seulement des institutions et des pratiques sociales singulières, mais aussi la représentation, plus ou moins largement partagée, d’une histoire commune, réelle, imaginée ou fantasmée. Nous avons abordé l’écriture de l’histoire de communautés d’envergure locale qui reste toujours un angle mort de la recherche, alors que ce phénomène est loin d’être absent des sources du haut Moyen Âge. En explorant les textes qui témoignent d’une vision de l’histoire d’une communauté, ancienne ou nouvelle, réelle ou fictive, nous avons mis en évidence le rôle de certains acteurs ainsi que les moments qui voient émerger ces représentations de leur histoire. Au-delà du récit qui crée une mémoire de la communauté et contribue ainsi à définir ou renforcer une identité, on s’est demandé dans quelle mesure la mémoire contribue à créer ou recréer un ordre disparu (ou menacé), mais aussi comment la mémoire et les entreprises mémorielles cherchent à créer un sentiment communautaire qui n’existe pas, à « faire communauté », et si ces communautés « fictives » ou « fictionnelles » sont durables ou éphémères. Car il ne faut pas postuler que la communauté existe, mais se demander quel rôle joue la mémoire pour définir un groupe en tant que communauté. Cette rencontre, organisée avec les universités de Lille et d’Arras, est en cours de publication : Laurence Leleu et Charles Mériaux (éd.), Mémoire et communauté au haut Moyen Âge. Reproduction de la communauté et construction de l’identité (VIe-XIIe s.).

La dernière question que nous avons souhaité aborder est celle des lieux et des espaces propres à une communauté. Parmi les critères retenus, beaucoup font appel à des notions spatiales : le nom, qui peut renvoyer à un espace ou à un lieu ; un lien affirmé avec un territoire ; des formes d’organisation qui supposent de disposer de lieux de rassemblement ; des pratiques communes comme des cultes, des rituels, des activités festives, des travaux qui, tous, prennent place dans un cadre spatial. Nous serions ainsi face à des espaces informels progressivement structurés par des processus de répétition et d'uniformisation des pratiques, selon le principe que l'intégration sociale finit par produire de la cohésion spatiale. Se pose dès lors la question non seulement des rapports entretenus entre espace et communauté, mais encore du rôle de l’espace et des différents lieux dans la constitution et la pérennisation d’une communauté. Cette rencontre s’est tenue en visioconférence l’automne 2021, sous le titre : « Lieux et espaces des communautés » et sera publiée sous la forme d’un dossier de contributions entièrement en ligne et en open access